Notre peine est immense et les charognards sont là

0

26 oct. 2020

Par Ludivine Bantigny

Blog : Le blog de Ludivine Bantigny

Cet article co-écrit avec Ugo Palheta évoque le déchaînement raciste et autoritaire qui a suivi le meurtre atroce de Samuel Paty. Ce déferlement de haine prend le tour très concret d’une instrumentalisation politique sordide: une stratégie du choc imposant des mesures inimaginables en temps ordinaire. Comment y réfléchir, comment y réagir?

 Horreur, sidération, effroi : c’est ce que nous ressentons face à l’assassinat de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie au collège du Bois d’Aulne à Conflans-Sainte-Honorine, par un meurtrier fanatique. Cette mort est atroce. Elle l’est dans l’absolu d’un homme tué en pleine rue. Elle l’est par la manière épouvantable dont le meurtre a été commis : la décapitation. Elle l’est encore parce son auteur l’a justifiée en se référant au cours dispensé par Samuel Paty sur la liberté d’expression, cours durant lequel il a présenté à ses élèves une caricature de Mahomet ; qu’un cours puisse déboucher sur un assassinat est insupportable.

De manière unanime, les syndicats de l’Éducation nationale ont exprimé leur soutien aux proches de Samuel Paty, à ses élèves, à ses collègues. Le communiqué de l’intersyndicale de l’Éducation nationale l’a d’emblée souligné : « L’heure est au deuil, au recueillement et à la solidarité ».

En réalité, d’une manière plus virulente encore qu’après les attentats de janvier et novembre 2015, la récupération au plus haut sommet de l’État et par tout un éventail de forces – allant du Printemps républicain au Rassemblement national et à Génération identitaire, en passant par des dizaines d’éditorialistes – empêche absolument ce recueillement nécessaire. C’est en grande partie pour cela que nous écrivons ce texte : parce que le flot de haine se déchaîne, qui prend pour cibles les musulmanes et musulmans (mais aussi celles et ceux qui sont perçu·e·s comme leurs allié·e·s, donc dans le langage de l’extrême droite comme des « traîtres à la patrie »), rend difficile sinon impossible aussi bien le deuil qu’une réflexion sérieuse sur les causes de cet assassinat et les moyens d’y faire face.

Des participant-es au rassemblement organisé place de la République ont pu en témoigner. Samia Orosemane raconte ce qui lui est arrivé dans la foule, parce qu’elle portait un foulard : « Une femme s’est approchée de moi en me regardant très méchamment. Elle m’a pointée du doigt en me disant : “Bande d’assassins !” Je lui ai souri, mais j’ai eu envie de pleurer[1]. » Injures, menaces de mort (dont des menaces de décapitation), attaques lancées sur le mode « collabo ! » ou « Tu sais ce qu’on faisait en 44 aux femmes collabos ? » déferlent. On lit à nouveau le mot « rats » pour désigner les musulman·es. Et le délire s’installe tranquillement sur les chaines de toutes espèces, comme quand le 19 octobre, sur Sud Radio, un invité propose qu’il y ait un parachutiste par classe, armé d’un P35…

Cette haine, qui va jusqu’à l’appel au meurtre, prend aussi le tour très concret d’une instrumentalisation politique sordide. Au matin du 19 octobre, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé qu’il proposerait de dissoudre le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). C’est une menace grave, même s’il est peu probable qu’elle soit suivie d’effet tant elle est de toute évidence dépourvue de tout fondement juridique. Si une telle dissolution était malgré tout prononcée, cela ne manquerait pas de constituer un préalable et d’annoncer une offensive contre l’ensemble du mouvement social.

En s’en prenant aussi à BarakaCity, une ONG humanitaire de lutte contre la pauvreté, Darmanin a affirmé qu’il s’agirait d’ « associations ennemies de la République » et prétend que le CCIF serait impliqué directement dans l’assassinat de Samuel Paty. Le CCIF, composé d’avocat-es et de défenseurs des droits, agit en menant un travail juridique contre les discriminations et en recensant, chaque année, les actes islamophobes. Ces organisations sont devenues la cible d’une campagne de haine et de menaces de mort. C’est d’autant plus indécent que le tout se fait au nom de la lutte pour défendre la « liberté d’expression ».

De même s’en prend-on à l’Observatoire de la laïcité, en particulier à Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène, coupables selon certains – du Printemps républicain au journal Le Point en passant par des membres du gouvernement – de défendre une vision « laxiste » de la laïcité. Ce qui leur est reproché en réalité, c’est de ne pas avoir accepté ces dernières années les instrumentalisations et le dévoiement d’un principe visant – si l’on suit les deux premiers articles de la loi de 1905 – à assurer la liberté religieuse et à garantir la neutralité de l’État, donc l’égalité de traitement des citoyen·ne·s (peu importe qu’ils/elles croient ou non, ou ce en quoi ils/elles croient).

La récupération politique est abjecte, avec le défilé sur les plateaux télé de responsables politiques, de Manuel Valls à Marine Le Pen. Valls, le même qui posait avec le prince d’Arabie saoudite pour lui vendre des Mirage 2000, des canons Caesar, des hélicoptères de combat et des chars Leclerc. On sait que la France est le principal fournisseur d’armes à une Arabie Saoudite qui plonge le Yémen dans la destruction et la famine. Les attaques aériennes contre les infrastructures vitales, hôpitaux, écoles, marchés, font des victimes par milliers. Mais c’est loin.

L’extrême droite est à l’offensive depuis quelques jours, bien aidée en cela par des médias qui, comme CNews, lui ouvrent grand leurs portes chaque jour. Pourtant, c’est bien un ancien membre du service d’ordre du FN, Claude Herman, qui a fourni les armes à Amedy Coulibaly pour l’attaque meurtrière menée contre l’Hyper Casher. C’est bien un ancien candidat du Front national qui a tenté de mettre le feu à une mosquée à Bayonne et a blessé gravement deux musulmans. Et l’on pourrait également évoquer le fait que le chef de la sécurité de Lafarge – qui aurait négocié avec Daech, en toute impunité – a également été un candidat du FN.

De cela il n’est nullement question dans les débats actuels et, pendant ce temps, ce sont des organisations antiracistes comme le CCIF qui sont menacées de dissolution. La récupération est tellement écœurante qu’on ne peut s’empêcher d’y penser : l’assassinat atroce de Samuel Paty par un fanatique est devenu pour certaines et certains une opportunité. Et, même, une aubaine. Ça porte un nom : charognards.

L’éditorialiste Christophe Barbier a exprimé sans détour cette instrumentalisation assumée, déclarant « Profitons de cette tragédie » et proposant en ce sens une nouvelle loi Avia liberticide. Liberticides, les attaques en cours le sont déjà : Darmanin a annoncé des opérations de police contre des dizaines de personnes qui « n’ont pas forcément un lien avec l’enquête mais à qui nous avons envie de faire passer un message ». La loi sur le « séparatisme » en préparation aura quant à elle pour conséquence d’accroître et de légaliser les discriminations, si nous ne l’empêchons pas. Dans ce contexte, il est indigne que Jean-Luc Mélenchon ait décidé de cibler la « communauté tchétchène » en affirmant qu’il y aurait un « problème » avec cette « communauté ». J.-L. Mélenchon a rapidement présenté des excuses à ce sujet, et on ne peut que s’en féliciter.

L’hypocrisie dégoulinante qui consiste tout à coup à soutenir les enseignantes et enseignants est elle aussi vile. Les mêmes n’ont pas eu un mot au suicide de Christine Renon, pas un mot de soutien à l’égard de tou-tes les collègues en détresse face au rouleau-compresseur des contre-réformes qui atteignent l’éducation. Les mêmes qui, comme Jean-Michel Blanquer, forgent et appliquent ces contre-réformes, poursuivent et traquent les enseignant-es s’y opposant, comme les quatre de Mlle. Plusieurs collectifs ont invité, lors du rassemblement du dimanche 18 octobre, à tourner ostensiblement le dos à Blanquer. Ce même Blanquer n’a rien trouvé de mieux que cette indignité : alors qu’elles et ils viennent de perdre un collègue, il s’en prend frontalement aux enseignantes et enseignants, en accusant les universités d’ « islamogauchisme », un mot qu’il emprunte sans vergogne à l’extrême droite.

C’est très clair : « deuil, recueillement et solidarité » sont rendus difficiles voire impossibles pour les milliers de personnes qui souhaitent se rassembler afin de rendre hommage à Samuel Paty et se retrouvent entourées de vautours qui en appellent à l’union sacrée – on sait combien elle peut être meurtrière – tout en agitant la haine contre les musulman-es et les militant-es antiracistes.

On voit au passage à quel point l’islamophobie fonctionne conjointement à l’autoritarisme, en légitimant tous les reculs des droits démocratiques et des libertés publiques. Ainsi entend-on des éditorialistes vitupérer à présent explicitement contre l’État de droit, tels Elisabeth Lévy qui peut affirmer sans trembler : « C’est l’État de droit qui est le synonyme de notre désarmement. […] Nous sommes ligotés par notre droit-de-l’hommisme. […] Englués par les droits qui sont toujours pour ceux qui nous attaquent[2] ».

De tels idéologues sont si médiocres qu’ils valent seulement comme symptômes d’une radicalisation autoritaire de la classe qu’ils incarnent, de la même manière que l’appel de Luc Ferry aux policiers à « se servir de leurs armes » contre les gilets jaunes sonnait comme un cri du cœur de toute une partie de la bourgeoisie. On a pu se moquer des propos ridicules de Darmanin se disant « choqué » des rayons de « cuisine communautaire » (parce que ces derniers seraient un premier pas vers le « séparatisme »). Mais on n’a pas suffisamment noté que l’opposition entre un capitalisme cosmopolite (qui en vendant des produits étrangers s’adresserait, nous dit-il, aux « bas instincts ») et ce qu’il nomme un « capitalisme patriote », relève clairement d’une rhétorique fascisante.

Au passage, la ficelle utilisée par Darmanin est à ce point grosse et grotesque qu’on est tenté de penser qu’elle vise aussi à faire oublier la faillite des services de police et de renseignement. Samuel Paty se savait menacé et avait porté plainte : une note du renseignement territorial des Yvelines avait été rédigée et transmise, mais la menace n’a manifestement pas été prise au sérieux. En outre, comme l’a révélé Mediapart[3], l’auteur de l’assassinat avait déjà publié le 30 août dernier un photomontage mettant en scène la décapitation d’un homme. Son compte avait été signalé à la plateforme Pharos mais n’avait pas fait ensuite l’objet d’un suivi, alors qu’il était en contact depuis des mois avec un groupe terroriste. Abdoullakh Anzorov, on le sait maintenant, n’était pas un « loup solitaire » puisqu’il était en contact depuis des mois avec des membres d’un groupe terroriste actif en Syrie[4], outre le rôle d’un militant intégriste (qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec des fascistes français[5]) dans le ciblage de Samuel Paty.

On a également vu Valérie Pécresse, une ancienne ministre et une figure de la droite, demander à « fermer toute mosquée qui ne condamnerait pas clairement et publiquement ce crime abject[6] ». Madame Pécresse demandera-t-elle, lors du prochain attentat commis par un suprémaciste se réclamant de la défense des blancs et des chrétiens, à ce que tou·te·s les blanc·he·s et toutes les églises chrétiennes condamnent « clairement et publiquement » un tel attentat ? L’a-t-elle fait lorsqu’Anders Breivik a tué près de 80 personnes en 2011 en Norvège ou, plus récemment, lorsque Brenton Tarrant a assassiné 51 musulman·e·s à Christchurch en Nouvelle-Zélande ? On ne devrait même pas avoir à poser une question aussi absurde.

Ce qui semble évident, au vu du déchaînement raciste et autoritaire de ces derniers jours dans plusieurs médias et sur les réseaux sociaux, de la part d’idéologues médiatiques et de professionnels de la politique, c’est que le pouvoir politique et l’extrême droite sont engagés dans une véritable stratégie du choc, consistant à profiter de la sidération et de la peur, encore accentuées par le contexte sanitaire dans lequel nous vivons depuis des mois, pour multiplier les mesures qu’il serait difficile, sinon impossible, d’imposer dans un contexte ordinaire, en particulier de s’en prendre directement à des organisations musulmanes et antiracistes, mais aussi pour délégitimer, en la traînant dans la boue, la gauche sociale et politique qui a soutenu les luttes contre les crimes policiers ou contre l’islamophobie dans la dernière période (d’où la détestation, unanime dans les principaux médias, de la France insoumise et de l’UNEF).

Ainsi cherchent-ils à régler des comptes, et on ne comprend sans doute rien au caractère systématique et violent des attaques – dont la dernière, ignoble, de Bruckner accusant Rokhaya Diallo d’avoir « armé le bras des tueurs » de Charlie Hebdo – si l’on ne tient pas compte de la progression des luttes antiracistes dans la dernière période, marquée à la fois par l’imposante marche contre l’islamophobie le 10 novembre dernier, et les manifestations les plus massives que la France ait connues contre les crimes policiers en juin, dans le contexte d’une vague mondiale de contestation antiraciste suite au meurtre de George Floyd.

Ce qui est encore bien plus grave, c’est qu’en pratiquant une telle instrumentalisation islamophobe de l’immense émotion suscitée par l’assassinat de Samuel Paty, en accentuant la logique coloniale consistant à percevoir les musulman·e·s comme un ennemi de l’intérieur et une « cinquième colonne » (expression que Nadine Morano a d’ailleurs récemment utilisée), ces charognards nous font entrer précisément dans la logique souhaitée par des groupes terroristes comme Daech (bien qu’elle ne soit sans doute pas théorisée aussi explicitement) : isoler les musulman·e·s dans les sociétés européennes, situation que ces groupes imaginent pouvoir exploiter en se présentant comme des sauveurs.

Nous rejoignons pour notre part ce qu’écrit a CGTEduc’action dans son communiqué : « L’École ne pourra jamais, à elle seule, soigner les fractures d’une société minée par les inégalités sociales et les discriminations. Son rôle d’émancipation collective et individuelle ne pourra s’accomplir vraiment qu’en travaillant à une réelle et profonde transformation de la société sur les bases de la justice sociale et d’une véritable égalité[7]. »

Ludivine Bantigny et Ugo Palheta

Ce texte a d’abord été publié dans la revue Contretemps