Moscow Times: Renverriez-vous des demandeurs d’asile menacés de torture dans leur pays d’origine ? C’est ce que l’Europe fait avec les Tchétchènes.

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Valery Sharifulin / TASS
Valery Sharifulin / TASS

Les droits des réfugiés et demandeurs d’asile tchétchènes pro-ukrainiens — y compris ceux des activistes — sont attaqués en Europe. Les autorités européennes ne reconnaissent pas que la Tchétchénie d’aujourd’hui, sous contrôle russe, est devenue un cauchemar orwellien, où l’on peut disparaître sans laisser de trace simplement parce qu’un membre de sa famille a critiqué le Kremlin ou les autorités locales.

Malgré la guerre en cours entre la Russie et l’Ukraine, plusieurs pays européens continuent de renvoyer les demandeurs d’asile tchétchènes en Tchétchénie, où ils risquent la torture, l’humiliation et la mort.

Le 9 avril, la cour d’appel d’Estonie a refusé d’accorder le statut de réfugiée à Maryat Batalova, une Tchétchène de 64 ans, déclarant qu’elle ne courait « aucune menace sérieuse ou réelle » dans son pays d’origine. Ce cas a été si choquant qu’il a été relayé par des médias russophones indépendants comme Vot Tak et The Insider.

Son histoire n’est pas un cas isolé. Elle met en lumière les violations plus larges des droits humains auxquelles sont confrontés les réfugiés tchétchènes dans l’Union européenne alors qu’ils fuient la brutalité du régime russe en Tchétchénie.

Comme de nombreux Tchétchènes qui se souviennent des horreurs des guerres russo-tchétchènes, Batalova s’est opposée à la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Dans une interview à Vot Tak, elle a raconté que son calvaire avait commencé après avoir dénoncé la guerre lors des funérailles d’un jeune Tchétchène envoyé combattre en Ukraine.

« Pourquoi les laissez-vous partir à la guerre ? » a-t-elle demandé à ses voisins. « Et en quoi vos fils qui combattent en Ukraine sont-ils meilleurs que les soldats russes venus nous tuer pendant les deux guerres ? »

Quelques jours plus tard, elle a été enlevée par les forces de sécurité. Battue avec des tuyaux en polypropylène, torturée à l’aide d’un fer à souder et de chocs électriques, menacée de viol avec une bouteille. Elle a perdu connaissance sous les coups. Elle n’a été libérée qu’après que ses proches aient payé un pot-de-vin de 350 000 roubles (environ 4 500 dollars).

Pour sauver sa vie, Maryat a demandé l’asile politique en Estonie. Sa demande a été rejetée en janvier, et son appel vient d’être refusé.

Les autorités ont jugé son témoignage non crédible, la cour estimant qu’un simple commentaire anti-guerre ne pouvait provoquer « une réaction aussi violente des autorités tchétchènes ».

Elle s’est vue interdire l’entrée dans l’espace Schengen pendant trois ans et sommée de quitter l’Estonie pour un pays tiers.

Cette décision est d’autant plus troublante que la brutalité du régime russe en Tchétchénie est largement documentée. Et malheureusement, ce n’est pas un cas isolé.

« Nous assistons à une tendance alarmante : les Tchétchènes sont expulsés d’Europe malgré leur soutien ouvert à l’Ukraine et leur opposition claire au régime russe », a déclaré à The Moscow Times Amina Larsson, avocate de l’organisation tchétchène de défense des droits humains Vayfond. « Beaucoup ont participé à des manifestations anti-guerre, ont exprimé publiquement des opinions pro-ukrainiennes, et se sont éloignés des politiques de Poutine — mais ces éléments sont souvent ignorés par les services de migration. »

Vayfond a suivi des dizaines de dossiers de réfugiés tchétchènes dans des pays comme l’Autriche, la Pologne, la France, l’Allemagne, la Suède, la Croatie et l’Estonie.

Certaines expulsions ont déjà eu lieu. D’autres sont imminentes : des personnes vivent dans la peur permanente après des rejets de demande d’asile et l’ouverture de procédures d’expulsion. Larsson note que cela se produit dans un climat de préjugés croissants envers les Tchétchènes, rendant presque impossible l’obtention d’une protection en Europe.

« C’est l’échec global du système d’asile — un système qui ignore la dissidence politique, méconnaît les menaces réelles de persécution et risque de renvoyer des gens entre les mains d’un régime qu’ils ont osé défier. »

En tant que journaliste ukrainien et activiste ayant collaboré avec l’opposition anti-Kremlin à Saint-Pétersbourg et Moscou — composée majoritairement de Russes slaves et blancs — j’ai vu beaucoup d’entre eux demander et obtenir l’asile en Europe. Mais jamais je n’ai vu mes collègues et amis tchétchènes subir les injustices qu’ils endurent. Pourtant, beaucoup d’entre eux soutiennent encore plus activement l’Ukraine, au prix de risques bien plus élevés, y compris contre leurs familles.

L’un de mes amis activistes tchétchènes (je tais son nom pour des raisons de sécurité) a écrit sur Telegram que Ramzan Kadyrov était un occupant et non le dirigeant légitime de la Tchétchénie. Peu après, sa famille et ses amis restés là-bas ont été harcelés et menacés. Des proches des autorités locales ont voulu savoir quand il rentrerait pour pouvoir le punir.

Il y a près d’un an, il a failli être expulsé d’Allemagne vers la Russie, malgré sa participation active à des initiatives pro-ukrainiennes. Son dossier, comme tant d’autres, a été presque ignoré par le système migratoire allemand.

« Il existe un fort préjugé contre les Tchétchènes en Allemagne, m’a-t-il confié. Les autorités européennes se comportent comme si c’était nous qui avions attaqué l’Ukraine. Tout le monde se souvient de cette déclaration du défunt pape affirmant que les atrocités en Ukraine étaient le fait des Tchétchènes et des Bouriates, et non des Russes. Ces propos ont été largement diffusés. Et même si nous avons massivement soutenu l’Ukraine, l’Allemagne continue de nous expulser. Je ne suis pas un grand activiste, ni une personnalité connue. Mais en tant que personne digne, j’ai pris ouvertement le parti de l’Ukraine. »

Cet activiste explique que les autorités allemandes ont refusé de croire que les autorités tchétchènes avaient menacé de le tuer. Il pense qu’en cas d’expulsion, il serait torturé et contraint par chantage à signer un contrat pour combattre en Ukraine.

Les autorités européennes continuent d’ignorer cette réalité, considérant la Tchétchénie comme une simple région russe. Pire encore, elles permettent à la Russie d’utiliser des institutions comme Interpol pour persécuter ses opposants politiques — y compris ceux liés à l’Ukraine.

Deux cas emblématiques :

Le premier est celui d’Amina Gerikhanova, une Tchétchène qui a fui l’Ukraine avec son fils en 2022. Elle a été emprisonnée à la frontière roumaine après que la Russie l’a faussement accusée de terrorisme, et a été séparée de son enfant. Malgré les preuves de son innocence fournies par l’Ukraine, la Roumanie a cru le Kremlin. Elle n’a été libérée qu’après de grandes manifestations de la diaspora tchétchène en Europe.

Le second cas est celui de Muslim Madiev, un des dirigeants du bataillon tchétchène pro-ukrainien Djokhar Doudaïev, que la Russie a classé comme terroriste via Interpol. Son dossier n’a été réexaminé qu’après des manifestations devant le siège d’Interpol à Lyon.

De nombreux Tchétchènes ont dû fuir leur pays à cause de leur soutien à l’Ukraine. Ils mettent en danger leurs vies et celles de leurs proches en poursuivant leur activisme en Europe, faisant confiance aux pays européens pour les protéger. Mais l’Europe les trahit encore et encore.

Les autorités européennes doivent rejeter la propagande russe et les stéréotypes islamophobes. Persécuter les activistes tchétchènes montre qu’elles sont prêtes à abandonner les victimes de l’agression russe. Celles qui affirment soutenir l’Ukraine devraient reconnaître que les réfugiés tchétchènes ne sont pas une menace, mais de potentiels alliés. À tout le moins, l’Union européenne doit respecter ses propres valeurs : justice, égalité et droits humains.

Ayman Eckford

6 mai 2025

Moscow Times

 

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