Le 20 octobre 2020. Le Nouvel obs.com
A POSTERIORI, certains assurent avoir deviné en Abdoullakh Anzorov le monstre qui allait décapiter, le 16 octobre, à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, tué pour avoir montré à ses élèves des caricatures du prophète Mahomet. Abdoullakh Anzorov « avait un regard froid et calculateur », affirme aujourd’hui une voisine de ce jeune homme de 18 ans. « Il ne parlait pas aux filles. Il était solitaire. Il n’avait pas d’amis », assure une autre voisine dans ce quartier de la Madeleine, à Evreux (Eure), à deux pas de la maison d’arrêt, qui compte à peine deux cents Tchéchènes sur quelque 12 000 habitants. Abdoullakh Anzorov « avait un côté sombre. Il s’emportait. Il était ultra-radicalisé », jure, après coup, un autre qui admet cependant ne pas bien le connaître.
En réalité, ceux qui connaissent le mieux ce jeune homme, né en mars 2002 à Moscou et arrivé en France en 2008 à l’âge de 6 ans avec ses parents réfugiés politiques tchétchènes, sont sous le choc de la surprise et de l’horreur. C’est la sidération, l’incompréhension totale. Car Abdoullakh Anzorov, soldat secret, solitaire et perdu du djihad, avait l’air de « quelqu’un de tout à fait normal ». Le jeune homme, qui semble s’être radicalisé tout seul, à l’insu de tous, est peut-être un nouvel exemple de « la banalité du mal », une preuve que « les massacreurs sont toujours des types ordinaires », voire qu’ils ressemblent à de « bons petits gars » jusqu’au terrible passage à l’acte. Comme l’ont écrit l’ancien officier François Thuillier et l’universitaire Emmanuel-Pierre Guittet dans un livre (1) qui déconstruit une perception souvent mythifiée du terroriste :« Il y a bien plus d’ordinaire que d’extraordinaire derrière le terme “terrorisme”. Le djihadiste n’est majoritairement ni pieux, ni pauvre, ni fou. Il souffre de quelques formes aiguës de quête identitaire, parfois un traumatisme réel ou entretenu par le roman familial, communautaire ou national. »
Abdoullakh avait tout du jeune homme ordinaire : un garçon serviable, gentil avec tout le monde, fils d’une discrète famille « sans souci » habitant un quartier plutôt tranquille dans une cité HLM. Personne, ni la police, ni les élus locaux, ni ses professeurs du lycée, ni les services de renseignement, n’avait remarqué chez lui un quelconque signe d’extrémisme. Au lycée, loin d’être ce garçon totalement renfermé que certains décrivent, il faisait plutôt le pitre. Il parlait aux filles. Il était poli. A la maison, Abdoullakh s’occupait de ses petits frères. Il aidait à faire les courses. Il amenait même son grand-père malade aux rendez-vous médicaux. Bref, on lui aurait donné Allah sans confession.
« Je ne comprends pas pourquoi il a fait ça, a déclaré son oncle à la presse. Son père et moi, on lui disait de ne pas traîner dehors, d’éviter les problèmes. Si on avait su qu’il était dans la religion, on aurait pu anticiper. Mais on n’a rien vu venir… On s’excuse devant la France entière. »
Certes, Abdoullakh pratiquait la boxe, et un peu de MMA (« Mixed Martial Arts »), le combat libre. Il aimait les sports de combat, comme beaucoup de jeunes Tchétchènes, dont des champions qui ont rapporté quelques médailles à la France. Adolescent, il était plutôt bagarreur. Il a été impliqué dans des rixes, mais sans jamais être condamné. Pas du tout bon élève, il avait arrêté le lycée et travaillait sur des chantiers. Depuis quelque temps, un an ou deux peut-être, il s’était calmé. Il ne se bagarrait plus, il sortait moins. Imperceptiblement, son comportement avait changé.
Personne n’avait noté qu’il commençait à avoir un goût marqué pour la religion. Il ne fréquentait pas la mosquée, ni la communauté tchétchène d’Evreux. Majeur, il prenait son indépendance. Son père était tout le temps en déplacement en région parisienne. Comme beaucoup de réfugiés tchétchènes, il travaille dans la sécurité. Il a confié que, trop occupé, il avait perdu le contrôle sur ce fils qui s’était refermé depuis quelques mois.
« Loup solitaire » de la guerre sainte, Abdoullakh avait pourtant des amis. Le jour de l’attentat, l’un d’eux, Azim, l’a accompagné pour acheter le couteau de l’assassinat. Abdoullakh a prétendu que c’était un cadeau pour son grand-père. Azim était surpris que son ami ouvre la boîte. Ils ont passé la matinée à boire des cafés. Un peu plus tard, Abdoullakh a dit qu’il devait se rendre en région parisienne. Azim et un autre ami l’ont amené en voiture et l’ont déposé à Conflans-Sainte-Honorine. La suite est connue.
Sauf coup de théâtre dans l’enquête, il semble que le jeune assassin se soit radicalisé tout seul, sans doute sur internet, comme c’est très souvent le cas. Selon les premiers éléments de l’enquête, il ne faisait donc apparement parti d’aucun groupe, ni réseau. Mais, selon BFMTV, les jours précedents l’attentat Abdoullakh Anzorov aurait été en relation, via la messagerie internet WhatsApp , avec le père de l’enfant scolarisé qui avait stigmatisé l’attitude du professeur d’histoire géographie. Certains hommes politiques, dont Jean-Luc Mélenchon, ont cependant estimé « qu’il y a un problème avec la communauté tchétchène en France ».
Cette communauté, quelque 50 000 personnes en comptant les mineurs, a pourtant « condamné avec la plus grande fermeté ce crime ainsi que toute forme d’extrémisme religieux et tout acte de violence ». Négligeant le fait que le terroriste n’avait que 6 ans lorsqu’il est arrivé dans l’Hexagone, le leader de La France insoumise a déploré que la France ait accueilli « des Tchétchènes partisans d’une guerre civile, sur fond de religion », et estimé qu’il fallait « interroger ce qui se passe avec les Tchétchènes en France ». « Moi, je pense qu’il y a un problème avec la communauté tchétchène en France », a aussi déclaré le député sur LCI. Le seul autre attentat islamiste tchétchène en France, celui de mai 2018 dans le quartier de l’Opéra à Paris, a été commis avec un couteau volé dans la cuisine familiale par un jeune homme de 20 ans, arrivé en France à l’âge de 3 ans, Khamzat Azimov. Lui non plus ne fréquentait ni la mosquée, ni sa communauté. Lui aussi s’était radicalisé seul, sans doute sur internet.
« Depuis l’attentat de l’Opéra, les parents tchétchènes ont peur. Ils se renseignent sur les fréquentations de leurs enfants », raconte un des leaders de la communauté tchétchène en France, et universitaire de haut vol. Lui-même surveille ce que ses fils regardent sur le web, même s’ils sont parfaitement intégrés. « Mais j’ai peur de ce qu’ils peuvent regarder sur leur téléphone portable quand ils vont à l’école », dit-il. Pour beaucoup de parents tchétchènes, c’est le mode de vie occidental, sa permissivité, ses enfants qui échappent vite à l’autorité des parents, à l’emprise des traditions, qui explique les dérives sanglantes de ces jeunes. Bref, s’ils sombrent dans le terrorisme, ce ne serait pas parce qu’ils sont tchétchènes, mais, au contraire, parce qu’ils ne le sont pas assez…
Instrumentalisés par la Russie, par certains politiques français relayés par la presse à sensation, ces attentats font ressurgir le fantasme du réseau ou de la fameuse « filière terroriste tchétchène » française. Démantelée par la police dans les années 2000, cette filière ne comptait en réalité aucun Tchétchène, mais exclusivement des islamistes algériens ou d’origine maghrébine, inspirés par les combattants du Caucase. En revanche, il existe bien quelques islamistes tchétchènes en France.
Les services de police surveillent quelque 300 Tchétchènes suspectés d’islamisme, fichés au FSPRT (fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste). A Strasbourg, au sein de la plus grande communauté tchétchène de France (15 000 personnes), s’est formé un groupe d’une cinquantaine d’islamistes, partisans de la violence et de l’Etat islamique, les « Takfiris ». Etroitement contrôlés par la police, maintenus sous pression par le reste de la communauté (avec laquelle ils en viennent parfois aux mains), ils ne semblent avoir ni l’envie ni les moyens de passer à l’action dans l’Hexagone.
Mais certains, rejetés par leur communauté − choquée de les voir violer la règle de l’islam qui, selon eux, oblige à respecter les lois du pays d’accueil −, sont partis se battre en Syrie. Traditionnellement, les Tchétchènes ne mènent pas le djihad, la « guerre sainte » musulmane, mais le « ghazawat », alliance de guerre religieuse et de lutte de libération nationale contre l’occupant, la Russie orthodoxe (2). Sur l’ensemble de la communauté tchétchène de France, on ne recense qu’une dizaine de djihadistes ayant rejoint Daech en Syrie, alliée de la Russie. Le terrain de jeu syrien s’est refermé depuis. Faute de la grande aventure du djihad au Levant, il ne reste plus pour les garçons ordinaires qui rêvent d’une mort extraordinaire en martyrs que les chemins banals de l’extrême violence à côté de chez eux.
1. « Homo Terrorismus, les chemins ordinaires de l’extrême violence », de François Thuillier et Emmanuel-Pierre Guittet, Temps présent, 178 pages, 18 euros.
2. « The Last Ghazawat : The 1920-1921 Uprising », de Marie Bennigsen Broxup, dans « The North Caucasus Barrier », coll., éd. Hurst & Company, Londres, 1992.