Les autorités tchétchènes ont de nouveau recouru à la responsabilité collective, cette fois après une attaque contre un poste de la police routière à Achkhoï-Martan. Le site « Caucasus Realities » examine comment la pratique des sanctions contre les proches des personnes jugées coupables par Ramzan Kadyrov s’est développée, et en quoi ce dernier cas diffère des précédents.
Le soir du 7 avril, l’adolescent Eskerkhan Khumashev a attaqué au couteau des agents de la police routière après être sorti d’un magasin. Les agents ont ouvert le feu, tuant l’assaillant. Deux policiers, Rasul Isaev et Ramzan Dubaev, ont été blessés, ce dernier succombant plus tard à ses blessures.
L’attaque a été officiellement confirmée par le comité d’enquête local, ce qui est rare en Tchétchénie. Une enquête pénale a été ouverte pour tentative d’homicide sur des agents des forces de l’ordre.
Les autorités ont réagi publiquement à l’incident un jour plus tard. Lors d’une réunion avec les forces de sécurité, Ramzan Kadyrov a accusé non seulement Khumashev, mais aussi ses proches et quatre ressortissants tchétchènes vivant en Turquie, prétendument dirigés par un citoyen ukrainien nommé Andrey Romanovich. Aucune preuve de leur implication n’a été présentée.
Selon Kadyrov, Khumashev serait venu en Tchétchénie pour célébrer l’Aïd al-Fitr. Il a exigé que ses proches et ceux des autres personnes impliquées soient expulsés de la république dans le mois, et que leurs biens soient confisqués.
Le 9 avril, un rassemblement a eu lieu à Achkhoï-Martan. Des employés du secteur public, des étudiants et des lycéens ont été dispensés de travail ou de cours pour y assister. Il est rapporté que de nombreux participants ignoraient le but de l’événement.
Lors du rassemblement, les autorités ont présenté le corps de l’adolescent tué. Selon le mouvement d’opposition tchétchène NIYSO, il était interdit de prendre des photos ou des vidéos, bien que certaines images aient été diffusées en ligne. Il est également rapporté que les autorités ont refusé de restituer le corps à la famille pour l’enterrement et ont gardé secret le lieu de la sépulture.
Cette démonstration a suscité une vive réaction en dehors de la Tchétchénie. Eva Merkacheva, membre du Conseil des droits de l’homme auprès du président russe, a qualifié l’événement de « moyenâgeux » et de « recul culturel ». La députée Nina Ostanina a déclaré que cela dépassait les limites de la moralité humaine et de la loi.
Le Kremlin a affirmé ne pas être au courant du rassemblement avec le corps de l’adolescent et a qualifié les informations provenant des chaînes d’opposition de peu fiables.
NIYSO a rapporté que plusieurs de ses membres ont été accusés d’implication dans l’attaque, accusations qu’ils nient. Des proches de ces membres, ainsi que des proches de Khumashev, ont été arrêtés ou enlevés. Certains ont été relâchés, mais d’autres, y compris des membres âgés de la famille, sont toujours portés disparus.
Les organisations internationales de défense des droits de l’homme ont à plusieurs reprises dénoncé les punitions collectives infligées aux proches des personnes jugées coupables en Tchétchénie, pratiques contraires aux lois russes. Selon Alexander Cherkasov de l’organisation Memorial, cette pratique a été introduite au début des années 2000 par les forces fédérales et a été adoptée plus tard par Kadyrov et ses subordonnés.
Un des cas les plus notoires de punition collective a eu lieu en décembre 2014, lorsque des maisons ont été incendiées après une attaque contre les forces de sécurité à Grozny. Des militants des droits de l’homme qui ont dénoncé ces actes ont été arrêtés, et leurs bureaux incendiés.
En 2022, un autre cas marquant a été l’enlèvement de Zarema Musaeva, mère de militants tchétchènes de l’opposition, qui a été emmenée en Tchétchénie, accusée d’agression contre un agent des forces de l’ordre et condamnée à cinq ans de prison.
La démonstration publique du corps de l’adolescent tué est sans précédent en Tchétchénie. Le politologue Ruslan Aisin estime que cette réaction sévère pourrait être due à une nervosité au sein des élites dirigeantes. Le politologue tchétchène Ruslan Kutaev affirme que la responsabilité collective n’a jamais fait partie des traditions tchétchènes, où seul l’individu coupable doit être tenu responsable.
Alexander Cherkasov partage cet avis, qualifiant ces pratiques de destruction des véritables traditions tchétchènes, des fondements de la morale et du droit coutumier du Caucase, sous prétexte de leur renaissance.
14 avril 2025
Nina Kolganova