Un réfugié tchétchène expulsé de France est mort à la maison d’arrêt de Grozny

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Les autorités françaises ont livré à leurs homologues russes des renseignements confidentiels sur la famille d’un réfugié et sur les organisations de défense des droits humains qui le soutenaient.

Le 11 décembre 2020, Daoud Mouradov, né en 2002, est expulsé vers la Russie depuis la France où il avait demandé l’asile politique et obtenu le statut de réfugié. Des agents du FSB  l’arrêtent à l’aéroport de Cheremetievo. Ce même jour on lui  signifie son inculpation (article 205.1-1 du Code Pénal de la Fédération de Russie) pour participation à des activités terroristes —  prétendument parce qu’il enrôlait en France des citoyens russes dans les unités militaires illégales actives dans le Nord-Caucase. Un tribunal de Moscou le condamne à deux mois de détention. Puis, en présence d’un avocat que sa famille a fait venir, Daoud revient sur les déclarations qu’il avait signées. Il raconte que des agents du FSB sont venus le chercher au pied de l’avion pour l’emmener dans un bois, l’ont soumis à de cruelles tortures et forcé à signer des aveux.

En juillet 2021 Mouradov est accusé de crimes plus graves (article 205.1-4 : organisation d’un acte terroriste ; 223.1-3 : fabrication illégale d’engins explosifs en bande organisée ; et 222.1-3 : acquisition, recel, commercialisation, transmission et transport d’engins explosifs en bande organisée).

Selon l’instruction, il avait créé sur Telegram et Instagram en Tchétchénie un groupe terroriste, dont les membres projetaient un attentat terroriste à Grozny.

Daoud  rejette ces accusations. Il est menacé au minimum de 15 ans de prison, au maximum de la prison à perpétuité. Fin 2021, il est transféré à Grozny, où il est de nouveau soumis à la torture au commissariat de police du quartier Staropromyslovski. Le 6 février 2022 on annonce à ses proches que Mouradov est mort à l’hôpital de Grozny où il avait été transporté par le SAMU depuis la prison de Grozny. L’acte de décès mentionne : « arrêt cardiaque subit ». Le corps n’a pas été rendu à la famille, pas plus que les conclusions de l’autopsie judiciaire.

Il est important de faire remarquer que la partie française a transmis à la partie russe des documents contenant les informations confidentielles sur Daoud et des membres de sa famille qui avaient été remis aux services d’émigration français lors de leur demande  d’asile. Dans ces documents on peut lire que des agents du ministère de l’Intérieur de la République de Tchétchénie ont enlevé Daoud à l’âge de 15 ans, l’ont soumis à de terribles tortures et l’ont gardé en prison 48 jours. Ont aussi été transmises les coordonnées des organisations de défense des droits humains et des médias qui avaient envoyé des courriers aux autorités françaises pour protester contre leur intention d’expulser Daoud, et les déclarations des personnes (notamment en Tchétchénie) qui avaient témoigné en sa faveur.

Expulsion de France

En 2017 la famille Mouradov a quitté la Russie pour la France, où elle a demandé l’asile politique. Le 10 novembre 2020 un courrier invite Daoud Mouradov à la préfecture de Colmar, soit-disant pour un entretien. Quand Daoud arrive à la préfecture, il est arrêté par les gendarmes et transféré dans un centre de rétention à Strasbourg. Les pouvoirs publics ont expliqué que « selon des données obtenues grâce à la coopération internationale, le demandeur exerçait une activité de recrutement au profit de l’État islamique (organisation terroriste interdite en Russie), afin de commettre des actes terroristes dirigés contre les forces de l’ordre ». Le Ministère de l’Intérieur français motive ses craintes par le fait que le 9 septembre 2020 Mouradov avait visité le site du Ministère de l’Intérieur d’Ingouchie (ce qui est légal), sur lequel sont publiées les coordonnées des membres des unités militaires illégales recherchés par le pouvoir russe (il s’agit du compte Telegram « recherches Ingouchie »), et depuis août 2020 visitait régulièrement le site http://chemistry-chemists.com (« la chimie et les chimistes, journal des chimistes passionnés », dixit le site) où, en particulier, il s’intéressait aux moyens de fabriquer lui-même un engin explosif. Ces données témoignent selon eux de ce que Mouradov pouvait aller jusqu’aux actes de violence.

Comme nous l’avons appris, l’avocate française de Daoud Mouradov, Manuela Brillat, s’est adressée à la Cour européenne des droits de l’homme en s’appuyant sur le règlement 39 du Parlement pour demander d’arrêter le processus d’expulsion de Daoud, étant donné que dans sa patrie un danger grave le menaçait (selon ce règlement, la Cour peut indiquer au gouvernement dont il dépend de prendre de façon urgente des mesures concrètes pour assurer la sécurité de Daoud Mouradov). Aux questions de la Cour sur les raisons de l’expulsion et les risques qui en découlent, la partie française a répondu qu’aucune information sur Daoud ne serait transmise aux autorités russes.

Le 11 décembre Daoud est expulsé vers la Russie.

Retour en Russie et tortures

D’après Daoud, des agents du FSB l’attendaient à Cheremetievo et l’ont embarqué dès sa descente l’avion. En route pour la Direction fédérale du service de sécurité de Moscou et de la région de Moscou (district Nord) ils l’ont emmené dans un bois, l’ont entièrement déshabillé, battu, inondé d’eau froide, ont attaché un fil électrique à ses jambes et à ses parties génitales et l’ont torturé à l’électricité. Ils ont menacé Daoud de le tuer et de l’enterrer sur place ; la fosse était déjà creusée. C’est de cette façon qu’ils l’ont obligé à signer des aveux — selon lesquels il enrôlait des citoyens de Russie (habitant la Tchétchénie) dans des unités militaires illégales.

De l’enquête criminelle il ressort que le 11 décembre à 16h, sur la base d’un rapport du FSB de Tchétchénie, le juge d’instruction de la direction du FSB de Russie R. Kondratiev a pris la décision de lancer une enquête criminelle au sujet de Mouradov, basée sur l’article 205.1-1. On remarquera que l’avion de Daoud a atterri à 15h05. Le jour même, le tribunal du quartier de Lefortovo à Moscou l’emprisonne pour deux mois.

Quelques jours plus tard, sa famille fait appel à l’avocate Mariam Makhaieva pour défendre les intérêts de Daoud et lui raconte en détail comment il a été torturé et comment on a fait pression sur lui. Il s’est rétracté des aveux qu’il avait signés sous la torture.

D’après l’avocate, à l’arrivée à Lefortovo des traces de tortures ont été découvertes sur le corps de Daoud – des blessures à l’endroit où les fils électriques avaient été attachés. C’est indiqué dans le journal d’enregistrement. Le juge d’instruction a refusé d’accéder à la demande de l’avocate de procéder à une expertise médico-légale. A également été refusé le lancement d’une enquête criminelle au sujet des agissements illégaux des forces de l’ordre « en l’absence de motif ».

Daoud a également raconté qu’il avait rassemblé des informations sur la guerre en Tchétchénie et sur les crimes commis alors par les militaires sur des civils. Ces renseignements, il les diffusait sur les réseaux sociaux. Il discutait dans des groupes avec diverses personnes — il parlait de la situation en Tchétchénie, évaluait les crimes des militaires, critiquait le régime au pouvoir, mais il n’a jamais incité personne à faire quoi que ce soit.

Première procédure pénale

Il ressort des pièces du dossier pénal (décision d’ouverture de la procédure pénale et décision d’inculpation datées des 11 et 25 décembre 2020) qu’en juin 2020 (la date exacte est inconnue), Daoud, via les applications Instagram et Telegram, aurait poussé le citoyen russe Kh. Bistiev à collaborer avec des groupes armés illégaux qui tentent de créer dans le Caucase Nord un État islamique « Khalifat ». Selon les enquêteurs, Daoud aurait créé la chaîne Telegram « Lamankho » au contenu extrémiste et y aurait inclus Bistiev. En septembre, il aurait également incité I. Khassiev à participer à des groupes armés illégaux.

Une procédure pénale a été ouverte contre Bistiev le 5 novembre 2020 en vertu des articles 33.5 et 208.2 du Code pénal (complicité avec un groupe armé illégal).

Selon l’avocat, Bistiev et Khassiev, résidents de Tchétchénie, ont été condamnés à quatre ans de prison pour complicité avec des membres d’un groupe armé illégal, après avoir conclu un accord préalable avec les services d’instruction.

Accusations supplémentaires

Le 29 juillet 2021, le Comité d’enquête de Russie pour la République de Tchétchénie a retenu de nouvelles charges contre Daoud Mouradov en vertu des articles 223.1-3, 222.1-3 et 205.1-4 du Code pénal russe.

En octobre 2020, alors qu’il se trouvait sur le territoire français, il aurait créé en Tchétchénie un groupe terroriste qu’il aurait dirigé via la messagerie Telegram. Il aurait planifié un acte terroriste à Grozny : un attentat à l’explosif dans le café-billard « Ouïout ».

Un certain « Saïd », dont l’enquête n’a pu établir l’identité, aurait été chargé par Daoud d’acquérir les matériaux nécessaires et de fabriquer un engin explosif improvisé, avant de le dissimuler « près du centre- ville » et en aurait informé Daoud. Une personne nommée R. Baïsoultanov aurait ensuite, sur demande de Daoud, récupéré l’engin explosif « fabriqué par une personne non identifiée nommée « Said » dans un lieu non identifié » et l’aurait apporté dans un appartement de location.

Le 7 novembre, Baïsoultanov et une autre personne non identifiée, « Abou-Khassan », auraient caché l’engin explosif entre les rues Ippodromnaïa et Tverskaïa à Grozny.

Mais ce même jour, l’engin explosif aurait été découvert par des représentants des forces de l’ordre en opération. Ils l’auraient remplacé par un faux avant de mettre en place une surveillance de la zone.

La citoyenne A. Mazanova, tout juste arrivée de Kislovodsk, et qui aurait elle aussi agi sur les instructions de Daoud, se serait équipée de l’engin explosif avant de se rendre au café « Ouïout », où elle aurait été appréhendée alors qu’elle tentait de se faire exploser.

Il convient de noter qu’aucune information n’a été diffusée dans les médias sur la mise en échec d’une attaque terroriste de cette envergure. Selon des informations non confirmées, la kamikaze ayant échoué dans sa mission n’aurait été condamnée qu’à sept ans de prison en Russie.

Tchétchénie

Le 6 novembre 2021, Mouradov est transféré en Tchétchénie et placé à la maison d’arrêt N° 1 de Grozny. Quelques jours plus tard, le 11 novembre, il est emmené au poste de police du quartier Staropromyslovsky à Grozny, où, selon les informations dont nous disposons, il est torturé et incité à avouer les faits qui lui sont reprochés. Les forces de l’ordre proposent à Daoud de signer un accord préalable au procès et de plaider coupable de tous les chefs d’accusation, en lui promettant qu’en échange, il ne prendrait « que dix ans ». Malgré les pressions, les menaces et la torture, Daoud refuse de plaider coupable d’organisation d’attentat et de recrutement de terroristes.

En janvier 2022, l’affaire est transférée au parquet.

La première audience devait avoir lieu le 18 février au tribunal militaire de la garnison de Rostov.

Mais le 6 février, les proches de Daoud sont informés de son décès.

Selon la version officielle, il se serait senti mal le 5 février et aurait été transporté en ambulance à l’hôpital républicain de Grozny, où il serait mort dans la nuit du 5 au 6 février.

Dans un premier temps, on a annoncé à la famille que Daoud avait succombé à une insuffisance rénale, mais le certificat de décès indiquait « mort subite d’origine cardiaque ».

L’enquêteur en charge de l’affaire affirme qu’un examen médico-légal du corps a été effectué, mais qu’on a refusé de le fournir à la famille ; le corps de Daoud n’a jamais été rendu à ses proches.

Selon les informations dont nous disposons, Daoud avait très peur d’être ramené en Tchétchénie et était même prêt à signer des aveux uniquement pour l’éviter. Il pensait qu’il pouvait réellement être tué.

À aucun moment il n’a reconnu être coupable d’organisation ou de complicité d’organisation d’attentat terroriste, et il affirmait au contraire qu’il n’avait jamais incité personne à quoi que ce soit, qu’il avait refusé de plaider coupable et qu’il avait demandé officiellement au Comité d’enquête la poursuite des représentants des forces de l’ordre, dont des agents du FSB, pour actes de torture sur sa personne.

Malgré tout, son père a toujours refusé de s’adresser aux organisations de défense des droits humains, craignant pour la vie de ses proches qui vivent encore aujourd’hui en Tchétchénie.

Une « coopération » franco-russe

Le Centre des Droits Humains Memorial a en sa possession les documents remis par la partie française aux services russes chargés de l’enquête.

On y trouve, entre autres, un résumé du témoignage de Daoud et ses proches auprès de l’OFPRA lors de leur demande d’asile.

Ainsi, ils y ont décrit comment, le 18 janvier 2017, des agents des forces de sécurité tchétchènes sont venus chercher et ont emmené Daoud, 15 ans, son frère de 13 ans et leur père. La scène se déroule dans un cybercafé appartenant à la famille Mouradov. Ce même jour, 10 autres hommes sont arrêtés au café. Ils sont tous emmenés dans les locaux de la direction de la police de Grozny, où le contenu de leurs téléphones est vérifié et où ils sont soumis à des interrogatoires, violents pour certains.

Les policiers affirment que, depuis ce cybercafé, quelqu’un a visité des sites web « liés à des membres du Mouvement islamique en Syrie » et « correspondu avec la Syrie ». Le frère de Daoud est libéré le jour même, son père le lendemain, mais Daoud passe un mois et demi en détention.

Il subit humiliations et tortures, en particulier du fait que les forces de l’ordre, en fouillant dans son téléphone, ont trouvé des messages critiquant le régime du président de la République tchétchène, Ramzan Kadyrov. Il s’agissait d’une correspondance dans un groupe Whatsapp qu’il partageait avec quatre de ses camarades de classe. Ils ont eux aussi été placés en détention par la suite. Tous n’ont été libérés que le 7 mars 2017. Daoud a raconté aux autorités françaises comment de hauts responsables de la sécurité de Tchétchénie étaient impliqués dans ses passages à tabac.

Après sa libération, sa famille décide de fuir la Russie.

En outre, les autorités françaises ont fourni à la partie russe les coordonnées de 14 personnes qui avaient apporté un témoignage écrit en faveur de la famille Mouradov, dont des personnes vivant en Tchétchénie, ainsi que des informations sur plusieurs médias et sur une organisation de défense des droits humains qui avaient communiqué sur l’histoire de la famille Mouradov et de façon générale sur la situation déplorable des droits humains en République tchétchène.

Ce faisant, les autorités françaises ont non seulement condamné Daoud Mouradov à la torture et à la mort, mais elles ont également mis en danger d’autres personnes vivant en Tchétchénie, des défenseurs des droits humains et des journalistes russes. La remise de ces documents constitue une violation flagrante du principe constitutionnel de confidentialité de la demande d’asile (Conseil Constitutionnel https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1997/97389DC.htm).

Il convient également de noter que le 14 mai 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé dans son arrêt concernant les affaires jointes C-391/16, C-77/17 et C-78/17 « M contre ministère de l’Intérieur », « X et X contre Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides » que dans certaines circonstances, les réfugiés ne doivent pas être expulsés du pays d’accueil même lorsqu’ils sont passibles de lourdes peines.

« Je n’ai aucun doute sur le fait qu’il s’agit de la Russie lorsque les autorités françaises parlent de « coopération internationale », grâce à laquelle elles ont reçu des informations sur Daoud Mouradov. Nous savons très bien comment les forces de l’ordre en Russie fabriquent de toutes pièces des affaires criminelles contre des personnes, nous avons alerté et communiqué sur ce sujet à plusieurs reprises. Il est impossible de se fier à ces données et à ces éléments.

Je ne peux pas me prononcer dans ce cas particulier sur la culpabilité ou l’innocence de Daoud, bien que je n’aie vu aucune preuve directe de sa culpabilité. Malheureusement, nous ne pourrons plus connaître la vérité à présent, car il n’a eu aucune chance de bénéficier d’une enquête objective et d’un procès équitable.

Les autorités françaises l’ont mis entre les mains de bourreaux qui fondent leurs accusations principalement sur des preuves obtenues sous la torture. Il est scandaleux que la France ait non seulement extradé un homme vers un pays où sa santé et même sa vie étaient gravement menacées, en violation des normes internationales, mais ait également transmis des données qui ont considérablement aggravé sa situation. Et pas seulement la sienne, mais aussi celle de ceux qui ont témoigné en sa faveur et l’ont défendu, et beaucoup de ces personnes se trouvent encore aujourd’hui en Tchétchénie.

Je pense que les autorités françaises ont une part de responsabilité dans la mort de Daoud. Je ne peux pas croire à cette « mort subite d’origine cardiaque », et nous ne saurons jamais ce qui lui est vraiment arrivé. On lui a même refusé le droit d’être enterré.

Il est également vraiment dommage que les proches de Mouradov aient refusé de contacter les organisations de défense des droits humains et continuent à garder le silence. Nous comprenons qu’ils aient peur, car ils ont encore des membres de leur famille en Tchétchénie, mais ce silence ne fait qu’encourager ces violations flagrantes des droits humains », a déclaré Oyoub Titiev, employé du Centre des droits humains « Memorial », en commentant le cas de Daoud Mouradov.

memorial-france.org