Par Anne Dastakian
Publié le 13/04/2021
Renvoyé vendredi 9 avril vers la Russie, parce que fiché S, le Tchétchène Magomed Gadaev, 37 ans, réfugié politique en Pologne depuis 2010, puis installé en France en 2012, a été aussitôt escamoté à son arrivée à Moscou et envoyé en Tchétchénie. Une expulsions en forme de guet-apens qui contredit le droit européen…
« Les Polonais ne veulent pas de lui ? Qu’à cela ne tienne ! Il n’y a qu’à le renvoyer en Russie ! ». C’est, semble-t-il, le raisonnement qu’a tenu le Ministère de l’Intérieur français dans sa décision de renvoyer, le 9 avril, le Tchétchène Magomed Gadaev en Russie, pays qu’il avait fui en 2010 à cause de persécutions et de tortures, et où sa vie est clairement en danger. Pour quel crime? Un nébuleux fichage S, qui ne repose sur rien, dénoncent ses défenseurs. A l’origine réfugié en Pologne, où il avait obtenu l’asile politique, ce jeune père de cinq enfants mineurs, dont deux nés dans l’Hexagone, s’était installé en France en 2012. Neuf ans plus tard, la France vient de le livrer à la Russie. Et ce, contre l’avis de Cour nationale du droit d’asile (CNDA), fondé sur une jurisprudence européenne interdisant le renvoi, s’il y a «un risque réel et sérieux d’encourir des traitements inhumains et dégradants en cas de retour dans ce pays ». Or, l’autocrate de Grozny Ramzan Kadyrov a maintes fois prouvé son mépris pour la vie de ses opposants, et jusqu’à celle des minorités qu’il réprouve , tels les homosexuels.
A en croire ses avocats, l’expulsion de Gadaev –du jour au lendemain- a été clairement organisée de façon à empêcher les démarches juridiques susceptibles de suspendre la procédure. Arrêté jeudi 8 avril alors qu’il venait pointer au Commissariat de police à Limoges, Gadaev a été aussitôt emmené à Paris pour être embarqué dans un avion dès le lendemain matin. Désespéré, il s’est ouvert le ventre pour retarder son expulsion. Sans succès… « Bien que je l’ai aussitôt demandé, je n’ai toujours pas reçu à ce jour l’avis officiel de cette décision », s’insurge l’avocat limousin de Gadaev, Me Arnaud Toulouse. « Il faut 48h pour un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Je l’ai déposé jeudi, donc trop tard pour empêcher son départ », renchérit une autre de ses avocates, Me Delphine Meaude. Pour elle, «cela ressemble fort à une chasse aux sorcières. Après l’assassinat de Samuel Paty en octobre dernier, (par un jeune réfugié tchétchène, ndlr), ils ont été cherché tous les fichés S et les ont placés en centres de rétention pour les « éloigner ». Pour cela, il suffit de brandir une fiche S, sans aucune preuve, avec des accusations vagues et invérifiables. Pour Gadaev, la CEDH avait demandé au Ministère de l’Intérieur de les justifier. Sans résultat.. »
MEMBRE D’UNE GUÉRILLA ANTI-KADYROV
Un terroriste, Gadaev ? A l’âge de 18 ans, en 2002, il avait un temps rejoint le groupe armé de l’indépendantiste Aslan Maskhadov, en guérilla contre le pouvoir russe. Un épisode que le pouvoir autocratique de Grozny, dirigé par Ahmad Kadyrov, puis, après son assassinat en 2004, par son fils Ramzan, ne lui a pas pardonné. Revenu chez lui après quelques mois dans le maquis, apparemment en raison de dissensions et de problèmes de santé, Gadaev est arrêté une première fois en octobre 2004 par, puis à nouveau interpellé en 2007, et emprisonné pendant deux ans et demi.
Au cours de son séjour en prison, il fut témoin des tortures infligées aux détenus, allant jusqu’à la mort.. Il témoignera d’ailleurs, depuis l’exil, dans le cadre une procédure judiciaire contre plusieurs policiers, accusés d’avoir kidnappé puis torturé l’opposant Islam Umarpachaev, retenu et torturé dans une cave de décembre 2009 à mai 2010. Nul doute, souligne son entourage, que ce témoignage pourrait lui couter cher une fois rentré en Tchétchénie…
En 2010, Gadaev avait émigré en Pologne avec son épouse et y avait obtenu le statut de réfugié politique. Ne s’y sentant pas en sécurité, le couple s’était alors installé en France deux ans plus tard, sans papiers, à Limoges. Deux enfants, nés en Pologne, y sont bientôt scolarisés, auxquels s’ajoutent deux autres, nés en France. C’est alors que Gadaev demande l’asile politique en France pour sa famille. La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) les déboute, au prétexte qu’ils bénéficient toujours du statut de réfugiés en Pologne. Le préfet de la Haute-Vienne engage alors le processus d’expulsion vers la Pologne. Problème : celle-ci refuse leur retour, et retire bientôt à Gadaev son statut de réfugié. S’ensuit une série de batailles judiciaires devant le tribunal administratif, qui annule plusieurs arrêtés préfectoraux de renvoi vers la Pologne.
FÉDÉRER LA DIASPORA TCHÉTCHÈNE EN EUROPE
En 2020, les Gadaev déposent une nouvelle demande d’asile auprès de l’OFPRA. Mais celle-ci rejette tout en bloc, après une longue instruction au terme de laquelle elle pointe le risque d’« un comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État », et « des connexions manifestes avec des mouvements extrémistes violents et des activités à caractère terroriste », rapporte Me Toulouse. Car Gadaev est fiché S. Pourtant, « aucun fait concret et précis sur la radicalisation et l’implication dans des actes de terrorisme » ne vient l’étayer, souligne l’avocat. Pour qui ce fichage « tient principalement à son passé d’ancien combattant rebelle tchétchène ».
Gadaev, qui « n’a jamais été condamné pour une infraction liée au terrorisme », précise l’avocat, l’a été à deux reprises en France pour les faits suivants : en février 2019, il a écopé de 4 mois de prison pour non respect de son assignation à résidence –autorisé à se rendre à Strasbourg, il était rentré avec un jour de retard à Limoges. Puis, fin janvier 2021, de trois mois supplémentaires pour une « bousculade » dans le centre de rétention où il avait été placé. Gadaev, précise enfin Me Toulouse, avait aussi co-fondé, en 2017, l’association Bart Marsho, (unité et liberté), pour fédérer la diaspora en Europe. Outre l’intégration dans le pays d’accueil, son but affiché est de « contrer les idées de l’extrémisme parmi les jeunes et oeuvrer contre tout acte qui pourrait discréditer le bon nom de notre peuple ».
UNE EXPULSION EN RUSSIE SYNONYME DE PRISON
L’expulsion de M. Gadaev pose en outre un problème de conformité aux traitéseuropéens, note un spécialiste du droit d’asile. A l’en croire, en effet, « les règles de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe, dont la France est membre, ne permettent pas ‘l’éloignement’ de ce genre d’individu ». Sollicitée le mois dernier pour donner son avis sur le renvoi de Gadaev en Pologne, la CNDA s’y était clairement opposée : « Tenant compte du refus exprimé par les autorités polonaises de réadmettre l’intéressé sur le territoire polonais et du fait que la qualité de réfugié ne lui était plus reconnue par cet Etat, la Cour a estimé nécessaire de s’assurer que ces autorités s’abstiendront de toute mesure d’éloignement en direction de la Russie. En effet, les craintes de persécution vis-à-vis de la Russie résultant de la dernière décision de l’OFPRA, imposent à la France de veiller à ce qu’il ne soit pas dérogé, de façon directe ou indirecte, au principe de non-refoulement garanti ensemble par l’article 33 de la convention de Genève, les articles 4 et 19 § 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La Cour émet ainsi un avis de conformité sous réserve de l’obtention par les autorités françaises d’assurances en ce sens »
Le ministère de l’Intérieur a clairement ignoré cet avis, et par ricochet, la jurisprudence de la Cour européenne de justice, que tout membre de l’UE se doit pourtant de respecter. Enfin, il faut noter que le cas de Gadaev n’est pas isolé. « On voit de plus en plus de dossiers nous arriver », constate Pascale Chaudot, du Comité Tchétchénie, une association de soutien aux Tchétchènes de France. « A croire que les autorités revoient tous les cas de réfugiés tchétchènes en France… ». Selon elle, ceux-ci sont « en état de choc et ont un fort sentiment d’injustice. S’ils sont convoqués à l’OFPRA, ils ont l’impression que les dossiers sont instruits exclusivement à charge et que, quoi qu’ils disent pour se justifier, la décision est déjà prise contre eux ». Une situation d’autant plus angoissante que pour l’heure, « tous ceux qui ont été renvoyés en Russie ont disparu, ou sont en prison et torturés », s’alarme-t-elle.