LE NOVITCHOK a failli tuer Navalny

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Depuis 23 ans, une série d’étranges empoisonnementsPar Jean-Baptiste Naudet Publié le 03 septembre 2020. Le Nouvel Obs.comLORSQUE ce 2 août 1995 le banquier russe Ivan Kivelidi porte le combiné du téléphone à son oreille dans son bureau de Moscou, il ne sait pas que ce geste va lui coûter la vie. Il va mourir deux jours plus tard, à 46 ans.

Empoisonné. Le remuant et dérangeant président de la Rosbiznesbank ne se doutait pas que son téléphone avait été vaporisé avec l’une des variantes du très létal Novitchok (« Nouveau venu » en russe). Programme secret, le Novitchok est une nouvelle famille d’agents toxiques innervants d’usage miliaire, qui comprend cinq variantes.

Ces poisons innovants ont été développés dans les laboratoires secrets de l’Union soviétique depuis les années 1970, en réaction à l’invention de l’agent VX par les Américains. Les agents russes seraient cinq à huit fois plus mortels que le VX, le gaz utilisé par Kim Jong-un pour tuer son demi-frère. Quant à celui qui a été utilisé contre le banquier Kivelidi, les analyses de laboratoire ont confirmé qu’il s’agissait bien d’une variante de Novitchok. Mais vingt-trois ans plus tard, les autorités refusent toujours de révéler le nom de l’agent « classifié » qui l’a tué.Ivan Kivedili, son assistante, Zara Ismaïlova, 35 ans, et le médecin-légiste qui a procédé à l’autopsie seront les premiers cas connus d’empoisonnement dû à ces neurotoxiques « nouveaux venus ».

En 2015, ils ont servi à intoxiquer le marchand d’armes bulgare Emilian Grebev à Sofia. En 2018, à Salisbury, en Grande-Bretagne, ils ont failli tuer Sergueï Skripal, officier de renseignement militaire russe et agent double récupéré par l’Ouest lors d’un échange d’espions entre Moscou et Washington. Et très récemment, ils ont visé l’opposant Alexeï Navalny le 20 août dernier en Sibérie.Beaucoup attribuent aux services secrets russes l’assassinat du banquier Ivan Kivelidi. Pourtant, c’est un de ses anciens partenaires d’affaires, Vladimir Khoutsichvili, qui fut jugé coupable et condamné, à huis clos, à neuf ans de prison. Khoutsichvili aurait obtenu du Novitchok, au travers d’une série d’intermédiaires, de Leonid Rink.

Ce scientifique de haut vol est employé d’un laboratoire de Chikhany, dans la région de Saratov, qui appartient à l’Institut d’État de recherche en chimie organique et en technologie, le GosNIIOKhT, où étaient développés les agents Novitchok. Leonid Rink a « avoué » à l’époque en avoir volé « 6 à 8 fioles » dans son laboratoire, qu’il dit avoir « stocké dans son garage » avant de les revendre à des criminels « probablement tchétchènes » pour « payer des dettes ».

Très étrangement, pour toute peine, cet employé ne fut condamné qu’à un an de prison, qui plus est avec sursis. C’est pourquoi beaucoup pensent que l’histoire de marché noir de Novitchok racontée par Leonid Rink a été en fait inventée de toutes pièces par les services russes pour se couvrir.Aujourd’hui, très bizarrement aussi, Leonid Rink a ressurgi et il ne ménage pas sa peine pour dédouaner le Novitchok et l’Etat russe dans l’empoisonnement d’Alexeï Navalny. Le scientifique affirme ainsi que les symptômes affichés par Navalny n’ont rien en commun avec ceux provoqués par ce poison.

Si l’opposant avait absorbé ce toxique, « il se reposerait pour longtemps au cimetière, c’est tout ce qu’il aurait à faire », a déclaré Leonid Rink à l’agence de presse d’Etat RIA Novosti, connue pour sa proximité avec les « organes » russes. Bref pour s’innocenter de la tentative d’assassinat de Navalny au Novitchok, les autorités russes mettent en avant un scientifique qui s’était accusé d’avoir volé cet agent neurotoxique afin de couvrir le premier empoisonnement par les services russes…

Cela veut-il dire que Vladimir Poutine est le responsable ? C’est possible mais pas tout à fait certain. Cet empoisonnement est à coup sûr l’œuvre d’hommes des services de sécurité russes ayant accès au Novitchok. Mais, dans le régime de Poutine, où les différents clans s’affrontent parfois durement pour le pouvoir et l’argent, on ne peut exclure un « coup tordu » ou une initiative intempestive de l’une des « tours du Kremlin », une des factions aux idées et aux intérêts divergents. Ce qui semble certain en revanche, à en juger par les réactions de Moscou, c’est que les coupables sont à l’intérieur du régime et qu’ils seront couverts.

Jean-Baptiste Naudet