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«Depuis l’attentat contre Samuel Paty, tout a changé. On a l’impression d’être poursuivis pour notre origine»: les Tchétchènes de France sont dans le viseur des autorités.
C’est une petite communauté qui a l’impression de subir une punition «collective»: depuis plusieurs mois, les Tchétchènes de France sont une cible privilégiée des autorités, qui font feu de tout bois pour expulser les étrangers soupçonnés de radicalisation. En six mois, deux événements ont tétanisé les quelques dizaines de milliers de Russes d’origine tchétchène vivant sur le territoire.
D’abord l’assassinat de Samuel Paty à Conflans-Saint-Honorine, le 16 octobre 2020, par un jeune réfugié tchétchène. Gérald Darmanin avait affirmé, dans la foulée, vouloir accélérer les expulsions de ces ressortissants et s’était rendu à Moscou pour en discuter les modalités. Puis, le 9 avril, l’expulsion controversée vers la Russie de Magomed Gadaev, très connu au sein de la communauté en France et opposant notoire au dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov, qui tient d’une main de fer cette république du Caucase.
Depuis ce signal politique, le ministre de l’Intérieur s’est félicité la semaine dernière d’un nouveau coup d’accélérateur: une augmentation «sans précédent» des retraits du statut de réfugié aux étrangers soupçonnés de radicalisation ou condamnés pour troubles à l’ordre public, qui ouvre la voie à leur expulsion. Au total, 147 retraits les trois derniers mois, soit bien plus que sur l’ensemble de l’année 2020 pour les mêmes raisons: une centaine.
Une pratique qui concerne en premier lieu les Tchétchènes, selon les chiffres officiels obtenus par l’AFP: 23,1% des 312 retraits (tous motifs confondus) en 2020 concernaient des ressortissants russes (pour l’essentiel des Tchétchènes), loin devant toute autre nationalité.
«Coupables de manière collective»
Il s’agit soit de personnes condamnées pour des crimes ou délits en France, «soit des personnes qui n’ont pas été condamnées, mais pour lesquelles on a des raisons de penser qu’elles représentent une menace pour la sûreté de l’État», explique Julien Boucher, le directeur général de l’Ofpra, organe chargé d’attribuer et de retirer cette protection. «Dans ce cas, les signalements émanent des services de renseignement.» Les Tchétchènes représentent «une part significative des saisines qui nous sont faites sur le terrain de la sûreté de l’État, la lutte contre la radicalisation», souligne-t-il auprès de l’AFP. Selon Beauvau, les ressortissants russes représentent 12% des étrangers en situation régulière inscrits au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT).
«Depuis l’attentat contre Samuel Paty, tout a changé. On a l’impression d’être poursuivis pour notre origine. On est désignés coupables de manière collective pour l’acte ignoble d’une seule personne», déplore Chamil Albakov, porte-parole de l’assemblée des Tchétchènes d’Europe. Lui dénonce un «insupportable» acharnement, souvent fondé sur des «notes blanches» du renseignement dont le contenu n’est pas divulgué et qu’il est impossible de contester: «À partir de là, tu ne peux rien faire».
«C’est très, très dérangeant», abonde Franck Chouman, un avocat qui défend plusieurs Tchétchènes menacés d’expulsion. «C’est une dérive de l’État de droit. Qu’on veuille combattre les tendances islamistes dans le pays, qu’on prenne des mesures contre les éléments radicaux, c’est normal, mais je ne veux pas que ça se fasse en violation de principes fondamentaux», explique-t-il.
Posts Instagram
Son client Ismaïl T., assigné à résidence à Nice, est sous le coup d’un éloignement depuis la décision d’une commission d’expulsion le 18 janvier, avant même que l’Ofpra, qui doit encore se prononcer, n’ait décidé de lui retirer son statut. Barbe, bague verte au doigt, le Tchétchène qui a trouvé refuge en France en 2012, est visiblement anxieux. «Quel extrémiste est-ce que je serais? Moi, j’ai 50 ans et quatre enfants à élever. Si je suis coupable, je veux bien être jugé selon les lois françaises», répond-il, par la voix d’un interprète.
Le contenu de la note le concernant n’a pas été divulgué, mais les autorités lui reprochent essentiellement des publications sur Instagram, «dont la plupart revêtent un caractère islamiste voire guerrier». «La consistance de son dossier est tellement nulle que cela n’a même pas justifié des poursuites», s’étrangle Franck Chouman. Ismaïl T. n’est pas un cas isolé. Les associations et ONG ont déjà retrouvé trace d’une vingtaine de Tchétchènes pris dans cette tenaille en France.
À l’instar d’Omar (prénom d’emprunt), 45 ans et père de sept enfants, réfugié depuis 2004. Dix-sept ans plus tard, mi-mars, l’Ofpra lui a retiré cette protection, malgré un casier judiciaire vierge. L’agence a évoqué des informations «relatives à sa proximité avec le réseau islamiste jihadiste en France» ainsi que son «soutien au groupe Émirat du Causase», faisant de lui «une menace grave pour la sûreté de l’État». «J’étais choqué, ce sont des choses que l’on ne peut pas me reprocher, j’étais vraiment dans l’incompréhension, je me tiens loin des extrémistes», confie à l’AFP cet ouvrier vivant dans la région strasbourgeoise. «Tous les reproches sont formulés de manière hypothétique. On me reproche de fréquenter un imam qui se serait radicalisé, mais je ne sais même pas qui c’est», assure-t-il.
«Être vigilants et réactifs sur ces sujets d’ordre public, c’est protéger la population, mais c’est aussi protéger le droit d’asile», défend pour sa part le patron de l’Ofpra. Reste que toutes ces personnes ne sont pas automatiquement expulsées. Ni expulsables, comme le souligne Julien Boucher, le directeur général de l’Ofpra: «Quand on retire le statut, les craintes pour lesquelles la personne a été admise à la protection n’ont pas nécessairement disparu». De ce point de vue, le sort de Magomed Gadaev est toujours à l’étude au Conseil d’État: doit-il ou non être ramené en France?
(AFP)